Jean-Baptiste Mondino à propos de Björk

« La première impression que j’ai eue d’elle ­et qui dure ­, c’est qu’elle est un mélange de maturité et d’enfantin. D’entrée, quand elle est venue à Paris faire les photos de Debut, elle avait envie de mettre des vêtements de Marghiella. C’est un petit détail, mais un détail photographique de stylisme, qui montre qu’elle est curieuse, qu’elle a le sens des choses créatives du moment. Il y avait autour d’elle cette espèce d’étrangeté intense et qui, par moments, frise la schizophrénie.

Ça a été important pour moi de rencontrer une sensibilité que je ne connaissais pas. Elle est inclassable, extrêmement brillante. À travers sa musique, son physique et son comportement, on ne peut pas dire qu’elle découle de quelqu’un, on ne lui connaît pas d’ascendance, on a du mal à dire d’où elle vient. Ça a été assez étonnant de voir naître quelque chose qui n’avait aucune texture rétro. Notre relation de travail n’a pas été la même qu’avec les autres artistes : chacun a sa manière d’être. Et elle, il est évident qu’elle est très libre.

Ce qui est étonnant avec Björk, c’est qu’elle arrive toujours comme un personnage, elle débarque toujours comme dans un conte. Elle arrive avec sa petite valise à roulettes, avec des choses entassées dedans, un peu chiffonnées, et c’est toujours merveilleux : c’est une boîte à malice.

Lorsque j’étais à Los Angeles pour faire le clip de Violently Happy, il y a eu le fameux tremblement de terre de 94, très violent, le matin où on devait faire le clip. Évidemment, personne n’est allé au studio puisque les routes étaient cassées, il n’y avait plus d’électricité. La seule personne qui est allée au studio avec sa petite roulotte, c’était elle. Elle a trouvé ça « great » ! Quel personnage ! Elle aurait pu être dans Shrek.

Les relations de travail avec elle sont à la fois très simples et tordues. On a l’impression d’avoir affaire à quelqu’un qui vient d’une autre planète. Même si on communique par la langue anglaise, par sa voix, la manière dont elle se meut devant l’appareil, on a toujours l’impression qu’on est avec quelque chose dont on ne connaît pas tout à fait les codes.

C’est difficile d’entrer dans son univers. On est extrêmement curieux parce qu’on a l’impression qu’elle nous laisse un peu à sa porte. On sent que c’est tellement brillant et intelligent que ça nous fascine, mais on est un petit peu à la bourre derrière elle.

Je suppose qu’elle touche à quelque chose d’extrêmement féminin. Peut-être qu’elle est l’artiste musicale femme qui nous emmène le plus près de l’idée d’extase, de schizophrénie de la femme. Ça frise le mystique sans être mystique. Avec elle, je ne sais jamais à qui j’ai affaire. Elle est tellement double, elle est enfant et elle est très vieille aussi. C’est comme une vieille âme, mais en enfant. Même les vêtements, tout ça... On peut très difficilement s’habiller comme elle, on ne voit pas beaucoup de clones de Björk.

Elle est dans un truc barré, elle est barrée. Quelquefois, je suis gêné d’être indécent, de voir quelque chose et de ne pouvoir y arriver moi-même. À la fin d’une séance avec Björk, il y a toujours une frustration finalement. Une frustration très agréable. Mon travail avec Björk n’avait rien à voir avec les représentations esthétiques que j’avais eues jusque-là, quand je portais à l’écran ou en photo des femmes chez qui, souvent, la sexualité dominait. Chez Björk, la sexualité existe mais elle ne s’exprime pas comme ça. Certaines ont l’impudeur de se déshabiller, de se mettre à poil, de faire des choses provocantes, elle a l’impudeur et la provocation de nous montrer quelque chose d’intime mais autre. En même temps, on a envie d’avoir une attitude extrêmement polie vis-à-vis d’elle. J’ai des photos à effet, où elle est un peu plus grimaçante, que je n’utiliserai jamais. À l’arrivée, il doit y avoir une beauté, un côté merveilleux. Comme sa musique : tordue mais belle. »

Björk : Témoignages, Anne-Claire Norot et Joseph Ghosn (lesinrocks.com) - 2001