Eva Joly dialogue avec Björk

Magazine ELLE, 20 septembre 2011

"Je voudrais être la Björk de la politique"

Elles ont en commun le Grand Nord, l’écologie et ... le camping. Bjork et Eva Joly parlent ensemble, alors que l’une sort un album ambitieux et que l’autre brigue la présidence.

L’une, islandaise, exalte son amour pour la nature dans un nouvel album audacieux. « Biophilia », projet multimédia reliant des chansons à des applications iPad.

L’autre, franco-norvégienne, est la candidate d’Europe-écologie-Les-Verts à la présidentielle. Toutes deux s’apprécient et se soutiennent, Björk en apparaissant aux côtés d’ Eva, Eva Joly en s’engageant aux côtés de Björk contre la construction de fonderies d’Aluminium en Islande. La tentation était grande de les réunir.

ELLE. Vous vous soutenez politiquement. Etes-vous amies ?
EVA JOLY. On n’a encore jamais passé de vacances ensemble !
[Rires.] Peut-être que ça viendra.
BJORK. j’ai vu ta maison de vacances en Bretagne dans un documentaire, elle a l’air très agréable.

ELLE. Pour vous, Eva Joly, que représente Bjork ?
EJ. une artiste totale et une vraie personne. En accédant à la célébrité, beaucoup d’artistes deviennent égoïstes et se mettent il faire du commercial. Pas Björk. Sa musique reste avant-gardiste, même si elle parvient à toucher le grand public. Elle a aussi une manière de s’engager et de prendre des risques qui est un exemple pour moi. Je voudrais être la Björk de la politique [Rires.]

ELLE. Et pour vous, Björk, que représente Eva Joly ?
B. C’est en me battant pour l’environnement en Islande et en me frottant aux milieux politiques et administratifs que j’ai réalisé à quel point Eva était une héroïne. Car il faut une dose incroyable de courage et d’intégrité pour affronter des gens aussi puissants qui tentent de vous abattre par tous les moyens. Pour moi et pour beaucoup de gens qui ont suivi l’affaire ELF, c’est une icône . La France aurait beaucoup de chance si elle était élue présidente•.

ELLE. Vous partagez la même culture nordique. Diriez-vous que c’ est une culture plus proche de la nature que la nôtre ?
EJ. Je fais partie de la première génération à avoir laissé l’agriculture pour faire des études. Et c’est vrai que la nature est une vraie aspiration pour nous. Les scandinaves passent tous leurs loisirs au bord de la mer ou en randonnée.
B. Mes grands-parents ont grandi à la ferme avant de s’installer en ville. Mon frère et ma soeur chassent encore pour se nourrir et tricotent eux-mêmes tous leurs pulls.
EJ. Tu sais tricoter ? Jeunes, on tricotait beaucoup ! Ça fait partie du "do it yourself" de la culture nordique.
B. Oui, je sais tricoter, mais je n’ai plus le temps. En Islande, on pratique aussi beaucoup le camping sauvage. À 65 ans, mon père, qui est un syndicaliste très connu et qui a fait partie des vingt-cinq conseillers ayant supervisé l’écriture de la nouvelle Constitution sur Internet, dort sous une tente l’été.
E.J. Pour moi, l’idée du bonheur, c’est de camper. Si possible sur une île qu’on aura ralliée en kayak de mer.

ELLE. Bjork, avez-vous été surprise qu’Eva Joly soit candidate à la présidentielle ?
B. Non. C’était trop beau pour être vrai. Cela signifie que les choses commencent à changer. Avec la globalisation, nous vivons dans un monde totalement neuf, et il est nécessaire de poser de nouvelles règles, une nouvelle éthique. Des affaires comme celles de DSK ou de Rupert Murdoch montrent le niveau de corruption auquel nous sommes arrivés. C’est la même chose dans l’industrie musicale, les gens se disent qu’avec le piratage il n’y a plus de morale, plus de règles. Bien sûr qu’il y en aura, seulement, elles ne vont pas se faire toutes seules. Je sors un album en l’accompagnant d’applications Apple, ce que personne n’avait encore fait. On m’a reproché de mc vendre à l’ennemi, mais, si les artistes ne se bougent pas, qui le fera ? Socialement, Eva, elle, peut moderniser un système vieillot et démodé.
E.J. Je suis d’accord, nous vivons sur des modèles ou des rituels, comme le défilé du 14-Juillet, obsolètes. Beaucoup de gens n’ont pas compris que le monde a changé. Je pense que nous devons croire à nouveau à la politique et réfléchir à ce qui est important pour nous. Sommes-nous satisfaits des politiques qui nous gouvernent ? Les gens ordinaire., récupèrent-ils la part qu’ils ont donnée à la communauté ? Quand on voit ce que les banques ont fait en Islande ou en France ... Je suis également persuadée que les gens réclament davantage d’authenticité.

ELLE. Pensez-vous qu’il y a it une manière féminine de faire de la politique ?

B. Oui, pour nous, il n’y a pas que l’armée, il y a aussi l’environnement, les enfants.
E.J. C’est parce que nous avons ignoré la nature pendant quatre cents ans que la cri c environnementale est aussi grave. Beaucoup de gens s’imaginent que la technologie peut résoudre leurs problèmes, ils n’ont pas compris que cet orgueil démesuré qui a poussé les hommes à se prendre pour Dieu a débouché sur un mythe, celui du contrôle absolu. On sait, depuis Tchernobyl et maintenant Fukushima, que les ingénieurs ne peuvent pas toujours résoudre les crises. Voilà pourquoi je suis entrée en politique : pour qu’on ferme les centrales nucléaires, car je ne crois pas qu’on puisse en maîtriser les risques, mortels. Un autre exemple de cet orgueil est l’univers financier : nous avons bien vu, en 2008, où nous ont mené tous ces produits spéculatifs sophistiqués. li faut revenir à plus de sens commun et à une société plus humaine.

ELLE. Croyez-vous qu’on peut allier nature et technologie ?
B. Oui, mais je ne veux pas retourner à la nature, je veux aller au-delà de la nature, à l’avant-garde. Le mot « techno » veut dire « force » en grec. Au XXIe siècle, pour la première fois, on peut faire avancer le progrès en préservant l’environnement.

ELLE. Pourquoi vous êtes-vous engagées ?
B. Quand est arrivé le projet d’usines d’aluminium en Islande, j’ai réalisé que, si je ne me battais pas, mon pays en serait complètement changé. Il ne s’agissait plus de politique, mais de survie.
EJ. Mais c’est exactemcnt ça, la politique, de la survie.

ELLE. Eva Joly a souvent expliqué qu’ elle avait mis du temps à avoir confiance en elle ...
B. Moi aussi. j’étais très introvertie quand j’étais petite.
EJ. Je crois que c’est très féminin comme attitude. On pense toujours qu’on n’est pas assez intelligentes, cela m’a pris beaucoup de temps pour comprendre que ce n’est pas vrai. C’est un travail que de construire cette confiance en soi.

ELLE. Eva Joly, vous évoquez parfois une haine des hommes politiques envers les femmes.
E.J. Oui, il y a une forme de haine de la part de certains. Les
politiques couvrent tellement d’illusions et d’injustices qu’ils se mcttent en colère quand on commence à dire que le monde n’est pas tel qu’ils le pensent. Ils essaient de se débarrasser de vous en vous humiliant.

ELLE. Bjork, avez-vous souffert du sexisme ?
B. Bien sûr. Tout récemment, j’ai donné une interview à un magazine américain. Comme mon projet est compliqué, on m’a demandé si mon mari, qui est artiste, m’avait influencée. On ne lui demande jamais, à lui, si je l’influence !
E.J. Nous ne vivons pas dans un monde d’égalité, mais c’est en train de changer. Même si je reçois aussi beaucoup de lettres pleines de haine envers les femmes de mon âge. C’est une forme de sexisme dans notre société. j’espère prouver, à travers ma carrière, que la vie ne s’arrête pas à 65 ans.

ELLE. Comment vous débrouillez-vous avec la célébrité ?
B. Il y a des aspects très positifs, comme la certitude d’enchaîner
les projets, et d’autres plus cauchemardesques. Par exemple, je n’irais pas à la Fnac seule un vendredi soir.

ELLE. Et vous, Eva, iriez-vous à la Fnac seule ?
E.J. Non. [Rires.] Même si je n’ai pas encore de garde du corps. Moi, mes petits-enfants m’aident à rester absolument normale. Ils me disent des choses comme « cette robe est vraiment horrible >>, ils sont totalement honnêtes et sympas avec moi.

par Florence Tredez (scans : Destroythemalesex) publié dans Magazine ELLE