Addicted to Peaks, Marie Darrieussecq

Égoïste #14 vol 2, 1er août 2000

L’islandais est la langue maternelle de Björk. Même si je parlais cette langue, je ne pourrais, ici sur ce clavier français, en écrire deux mots : l’alphabet tel que nous le connaissons y est percé, comme un parchemin brûlé d’étincelles, par des lettres qui viennent de très loin, du Moyen Âge et des sagas. Ils sont quatre cent mille à parler l’islandais, quatre cent mille à être nés sur cette petite île ; et à Londres, à Los Angeles, à Rome, à Paris, à Tokyo, dans toutes les villes du monde où elle donne ses concerts, à Cannes où son escapade du côté du cinéma vient d’être primée, Björk peut laisser ouvert son journal intime sur une table, personne ne saura le lire ; elle pourra téléphoner en public à un ami resté à Reykjavik, personne ne comprendra ce qu’elle lui dira. L’islandais est une des langues que parle le secret. C’est une langue refuge, pour une femme qui a échappé deux fois aux tentatives d’assassinat de fans déséquilibrés (ndrl. un seul cas officiel, selon nos sources). C’est une langue de sorcières, celles dont Björk continue le travail, celles qui dansent avec les trolls sur la lave solidifiée, qui bondissent de joie avec les geysers, qui glissent sur les glaciers, dans le vent, sur ce volcan poussé au milieu de la mer.
L’île, et la langue secrète : beaucoup d’artistes et d’écrivains habitent ces parages. Écrire, c’est se poser la question de la langue maternelle. Björk écrit en anglais international, mais l’islandais est son chaudron originel. Au fond de ses chansons vibrent des traces de fumée noire ; la langue opaque les habite, intime et lyrique : langue initiatique d’îlien, mais redonnée mondialement à son public par une musique capable, après un abord inouï, de se rendre étonnement familière. If travel is searching. And home what’s been found. I’m not stopping. I’m going hunting. I’m the hunter… Une légende islandaise oppose deux oiseaux : celui qui se pose, et celui qui cherchera toujours. Björk est une chercheuse de sons et de lieux. D’abord il y a sa voix : exercée depuis l’enfance, très articulée, ponctuée de fortes respirations ; parfois volontairement naïve, parfois savante ; sifflante ou très modulée, caressante ou rude ; on l’entend dans la tête, puis dans la poitrine, puis dans le ventre et les jambes et les pieds, elle donne envie de danser en écoutant. Et puis il y a l’autre instrument de Björk, un instrument qui est aussi sa méthode : le sampler, l’échantillonneur de sons : elle cherche et invente des combinaisons, elle essaie, elle cite, elle redécouvre, elle ose des harmonies, des violons lyrisques sur marche militaire, un rythme de be-bop sur accord de Tricky. I’m going to explore / I’m going hunting for mysteries … De Stockhausen au trip-hop, virtuose et singulière, traversant tous les lieux musicaux jusqu’au son qui la fonde, Björk d’abord travaille.
every morning
I walk towards the edge and throw little things off like
car-parts, bottles and cutlery or whatever i find lying around
I listen to the sounds they make

Un soir à Reykjavik, dans cette petite ville que j’aime et où tout le monde se connaît, un ami expliquaut que les Islandais naissent avec un élastique dans le dos : ils rêvent de fuir cette île, trop âpre et trop petite, et beaucoup partent vers les capitales – Europe ou Amérique, ils sont à mi-chemin. Et puis leur exil se renverse, toujours ils reviennent ; l’élastique si longtemps tendu les ramène aux volcans, aux pentes mauves et ocre es solfatares, aux marmites de boue en fusion, aux sources de vapeur sous la glace, à ces merveilleuses sauvageries, à ces sortilèges uniques au monde. Comme l’ami racontait ces prodiges, je vis la porte du restaurant s’ouvrir sur une toute petite créature, vêtue d’une grande robe rouge avec des ailes dans le dos. Quelque mois auparavant je l’avais vue, cette apparition, ensorceler le Zénith parisien, dans une même robe ailée, mais blanche. Elle est venue, avec ses gestes d’écureuil, saluer notre ami, et tout le monde s’est présenté.
Elle, c’était Björk : personne à cette table n’avait besoin qu’elle le précise. Personne, sauf mon mari, qui est astrophysicien, et qui a vécu un certain temps de l’autre côté de univers avant de venir enchanter notre planète. Il lui fit répéter deux fois son nom, qui ne lui disait rien, elle s’assit à côté de lui, et pensant toute la soirée je vis Björk, les yeux pleins de poussières d’étoiles, ses passionner pour la vie des comètes, et je le vis chanter pour elle la musique des sphères. À deux heures du matin, sous le grand soleil septentrional qui fait cligner les yeux des noctambules et les transforme en hiboux, je suggérai (sans ululer) que nous devions nous lever tôt pour visiter l’ancien parlement viking. Les rues près du port étaient pleines de Night-clubbers aux ombres longues ; que chaque maison des reliefs incandescents semblaient répercuter les stroboscopes des pistes de danse ; et dans les embruns rendus fluorescents, sous les grands éclats jaune pâle que jettent, à l’heure où l’on dort à Paris, les fenêtres et les vitrines frappées en plein par le soleil naturel, Björk et nos amis dansaient, sautaient, chantaient, et rêvaient encore d’étoiles. Elle est vraiment bien cette fille, elle est vraiment bien, elle est vraiment bien, répétait mon mari comme je l’entraînais.
Entretemps je m’étais procuré, pour sa gouverne, Homogenic, son dernier disque et mon préféré, et le lendemain, dans notre petite auto de location qui zigzaguait sur les pistes boueuses, nous chantions All is full of love. L’Islande s’en mêlait, nous avions laissé derrière nous le dernier Pizza 66, et une pluie neigeuse faisait fumer l’horizon vide. Instinctivement nos mains se touchaient, le contact nous ramenait à des régions moins inquiétantes. Longeant des torrents d’eau noire, traversant des déserts de centre violette d’où n’émergeaient que les longs bras tendus de la lave pétrifiée, nous entendions soudain dans les chansons de Björk les rondes d’elfes, les polyphonies du Moyen Âge, le destin des proscrits au milieu des neiges, et les récits des moines voyageurs persuadés d’être entrés dans la gueule de l’enfer.
Le parlement viking est situé dans un affleurement du rift océanique, faille volcanique qui coupe l’Atlantique en deux, séparent la plaque tectonique européenne de celle de l’Amérique, et émergeant en Isldane sous forme d’un grand canyon ; le jour, les chefs de clans s’y réunissaient, et la nuit, les fées. Le nez dans le Guide Vert, je lisais pour mon mari. Il prenait des photos. La pluie avait cessé. Nous étions seuls, loin de tout entre deux continents, entre deux murs de roches levées par des géants, sous le ciel blanc, immense et doux. Au bout d’un moment nous nous sommes assis. Nous nous sommes regardés. Dans la voiture au retour, nous chantions à tue-tête You don’t have to speak, I feel emotional landscapes

par Marie Darrieussecq publié dans Égoïste #14 vol 2

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