Lorsque Björk parle de son retour en Islande, elle évoque le bruit de la glace, les champs de lave, le dessin lointain des villes calfeutrées sous une plomberie de nuages, tout un diaporama des souvenirs d’enfance martienne dont Homogenic servira illico de bande-son. Voilà pour la carte postale. Simplement, au dos, il est inscrit ceci : “Fuck you !”, à l’adresse de tous les gêneurs, des nuisibles et même des flatteurs. Votre bonsaï favori a du vent dans les branches, un trop-plein de sève qui bouillonne et l’écorce qui se racornit.
Sur Post, l’Islandaise s’était payé Hollywood, ses décors panoramiques, sa vie en trompe-l’oeil, son lot d’épigones à sensation. Björk faisait toujours plaisir à entendre mais un peu peine à voir, contrainte par corps à jouer les amuse-gueules mondains, les gibiers de clips et les mascottes pour défilés Galliano. Un film d’horreur sans happy-end envisageable. Sûr qu’après telle dispersion, elle aurait le réveil rêche, le goût à rien de très festif. On n’aura pas à chercher longtemps tout est explicitement dit dans le titre pour voir en Homogenic un précis de recomposition. Sans regret, Björk abandonne l’ordinaire de la techno aux péquenots, le trip-hop à Carole Laure, la drum’n’bass aux snipers amateurs de mitraille. Comme Portishead, comme Massive, on attend de Björk qu’elle édicte à chaque album une nouvelle donne, un scénario pour les épisodes à venir, une matrice vers laquelle les musiciens terriens, pauvres techniciens de surface, se pencheront les mois suivants pour mesurer l’étendue de leur retard. Avec Homogenic, ceux-là découvriront un gouffre, une faille gigantesque dont le colmatage risque fort, comme c’est souvent le cas avec les éclaireurs, de procurer des ampoules aux suiveurs. Dès Hunter, sublime boléro d’ouverture, on devine à la noirceur du tableau que la maîtresse des lieux n’a pas franchement le goût aux friandises. A la première montée de cordes, Herrmann et Delerue se congratulent au sommet ils remettent ça, et en lévitation s’il vous plaît, dès le second Joga tandis qu’en arrière-plan s’installe une quincaillerie trompeusement minimale qui, trois quarts d’heure durant, multipliera les chausse-trappes, les faux départs et les porte-à-faux, les cascades et les saccades, les césures et les martèlements. Caresses et griffures assorties de gifles et de massages, de harpe et d’accordéon, du jardin d’éden à celui des supplices. Album à la construction empirique, qui doit ses fondations métalliques à Mark Bell le ferronnier de LFO , son crépi à RZA et ses moulures à Howie B, Homogenic sera à l’arrivée un vrai cauchemar pour les danseurs et un casse-tête pour les penseurs. Seule la voix de Björk, balise pourtant capricieuse, permet de suivre le déroulé élastique de chansons qui, tendues comme elles sont, nous péteraient autrement à la tronche. On l’a toujours connue comme ça, Björk : plutôt le genre de fille à arracher les ailes aux libellules, à cavaler torche en main dans les bois noirs, mais elle ne nous avait jamais invités à la suivre aussi loin, à l’approcher d’aussi près. Une promiscuité imposée qui, sur la longueur de l’album, menace de tourner au malaise, à la nausée, lorsque le beat se distord jusqu’à rompre, vire dans le rouge, vrille façon toupie et dévisse brutalement. Suspendue dans le vide, sans rivale sérieuse aux alentours, Björk nous contemple, rats misérables. De très haut.