Björk interviewée par 9 artistes

Les Inrockuptibles, 26 février 2025

À l’issue de sa tournée “Cornucopia”, Björk publie un livre et un film sur Apple Music pour retracer ces quatre années mémorables. Rencontre avec la géniale musicienne islandaise, qui a accepté de répondre aux questions de notre rédaction et de quelques artistes-ami·es.

Chez Björk, la musique est devenue image et l’image, musique il y a un bon moment maintenant. Celle qui débuta avec le bien nommé Debut (1993) ne cesse de renforcer les liens entre les sons et les visuels. Lorsque nous l’avions vue à l’Accor Arena, à Paris, en 2023, avait explosé un spectacle facétieux et foisonnant, qui convoquait une sarabande féerique, une robe peu pratique de laquelle sortait un anthurium au pistil rappelant tour à tour une verge et une épée, et un masque-bijou hanté signé James Merry… Un monde onirique, mi-organique, mi-digital, où les lutins auraient eu des jambes bioniques. Le vaste show 3D était cocréé avec la cinéaste argentine Lucrecia Martel et la scénographe Chiara Stephenson, et faisait dire aux puristes que les visuels commençaient fort à bouffer tout le son. Alors même qu’il était indéniable qu’un show pareil ne pouvait qu’émaner de l’esprit pluridisciplinaire et ô combien attachant de Björk. La musicienne islandaise publie un livre et un film sur cette tournée qui alertait sur l’urgence climatique, et a accepté de répondre à quelques questions de notre rédaction et d’artistes-ami·es.

Les Inrockuptibles — Vous sortez un livre et un film sur votre tournée Cornucopia qui était visuellement très intense. Les images ont-elles toujours eu cette importance prépondérante pour vous ?

Björk — Ça m’a moi-même surprise. Il s’agit d’un long voyage. J’ai commencé, adolescente, dans des groupes punk où nous étions profondément anti-images, persuadés que le visuel était un artifice. Puis nous nous sommes laissé photographier, et avons été mal perçus, visuellement parlant. Nous avons donc voulu corriger le tir afin de ressembler à notre musique. Depuis, j’ai cherché sur chaque album à traduire visuellement les timbres, les couleurs et les textures des morceaux afin que l’image devienne un raccourci pour la compréhension de la musique. J’appelle mes pochettes d’albums “des cartes de tarot sonores” sur lesquelles des personnages expriment l’émotion contenue dans les paroles des morceaux, et leurs points de vue sur le monde. J’ai senti qu’il était important de produire ce livre de photos Cornucopia pour accompagner le film, dans la mesure où il n’est projeté qu’à Lisbonne. Mais le livre rassemble nos 43 concerts et 100 costumes. On y retrouve nos invités comme Kas de Gabber Modus Operandi, Serpentwithfeet et les chorales locales mexicaines, japonaises, australiennes, californiennes…

La première image qui vous a marquée ?

Hmmm… Une statue de cheval ? Mon grand-père me conduisait à l’école maternelle et nous pointions systématiquement du doigt une statue de cheval que nous croisions sur la route.

Avez-vous peur de l’IA ?

Oui et non. Je pense que lorsqu’une révolution technologique de cette ampleur survient, il est urgent de l’humaniser. Trouver de l’espace pour les sentiments et la spiritualité. Les musiciens sont bons pour ça.

Quand avez-vous pris conscience de la crise climatique et de l’urgence à vous impliquer dans le combat écologique ?

J’ai été impliquée dans différents combats en Islande depuis vingt-cinq ans. J’ai commencé à pratiquer la philosophie consistant à dire “pense global, agis local”. L’Islande est le plus grand territoire préservé en Europe et mérite d’être protégé.

Comment convaincre un·e climatosceptique de la catastrophe en cours ?

Je suis musicienne. Ça dépasse le champ de mes compétences. Ou peut-être n’est-ce pas l’angle que j’adopte. J’essaie de me concentrer sur des choses faisables.

Y a-t-il un album que vous souhaiteriez nous inviter à écouter ?

À Noël, j’ai beaucoup écouté le nouvel album de Clarissa Connelly. Il se mariait parfaitement bien à la neige.

David Lynch est décédé. Quelle relation entretenez-vous avec son œuvre ? L’aviez-vous rencontré ?

Je l’ai un peu raté… entre deux générations. Mon groupe d’amis était beaucoup plus obsédé par Jane Campion, Jeanette Winterson, Kate Bush, Anaïs Nin… Et non, je ne l’ai jamais rencontré.

Que pensez-vous de cette nouvelle ère Trump ?

Je n’ai jamais été aussi heureuse et à l’abri que dans ma maison en Islande.

Où trouvez-vous de l’espoir, de la joie aujourd’hui ?

Hmm… Dans différentes choses selon les jours… l’humour ? J’ai toujours regardé beaucoup de comédies, et le duo Trixie et Katya [deux drag-queens ayant participé au show RuPaul’s Drag Race All Stars] est mon préféré en ce moment. Je passe beaucoup de temps dehors, dans la nature. Deux à trois heures chaque jour… À Reykjavík c’est très simple, même s’il s’agit d’une capitale européenne. Je vis sur une plage entourée de montagnes. Je passe mon temps à chercher de nouvelles musiques, de nouveaux films et de nouveaux livres à découvrir. Et je passe du temps avec ceux que j’aime, mes amis, ma famille.

Sega Bodega (producteur de musique) — Blissing Me est l’un de mes morceaux préférés, et j’ai le sentiment que partager de la musique est un langage d’amour pour vous. Avez-vous déjà ou pourriez-vous tomber amoureuse d’une personne qui aime de la très mauvaise musique, ou qui s’en fout ? La musique est-elle essentielle pour se connecter à quelqu’un ?

Hmmm… C’est un peu crucial… Ou peut-être qu’il suffit que les goûts se chevauchent… ? Par exemple, vous partagez le folk ensemble, mais l’un écoute du death metal et l’autre du R&B ? Je peux trouver exotique que quelqu’un que j’aime énormément et qui me comprend aime un morceau que je n’aime absolument pas… Donc cela varie… Je pense que j’ai une capacité de compréhension assez large en ce qui concerne la musique, peut-être moins avec certaines choses comme l’homophobie, le racisme ou la misogynie, qui sont des tue-l’amour complets.

Kasimyn (moitié du duo Gabber Modus Operandi) — Dans un monde imaginaire où la colonisation n’aurait pas eu lieu, où l’Occident ne serait pas le seul curateur musical, sur quels types de musiques danserions-nous ?

Je suis d’accord avec vous, je trouve absolument épuisant que le seul point de vue soit celui de l’Occident blanc, non-stop ! Il y a un aveuglement au génie, au talent, au savoir-faire dans la dénommée “world music”, où le musicien n’est pas considéré comme un auteur au même titre que Debussy ou Bach, mais plutôt comme une créature sauvage et inconnue qui serait en transe. C’est très condescendant. J’adorerais danser sur des milliers de genres musicaux dans le futur… À la pleine lune, nous organisons des DJ-sets chez notre disquaire en Islande [Smekkleysa, à Reykjavík], et le mot d’ordre est “tous genres et toutes générations confondus”. Ce sont des raves de journée !

Kasimyn — Si vous pouviez être un personnage de fiction, lequel seriez-vous, et pourquoi ?

Hmm… bonne question… difficile d’y répondre. Peut-être Anaïs Nin dans ses journaux, mais il ne s’agit pas de fiction… Ou le loup, ou la forêt enchantée dans Princesse Mononoké [Hayao Miyazaki], ou bien la créature océanique extraterrestre dans Les Enfants de la mer [Daisuke Igarashi].

Marina Herlop (musicienne) — Est-ce que le fait que votre matière de travail – la musique – soit infinie, alors que vous, en tant qu’être humain, ne l’êtes pas, vous a déjà accablée ou gênée ? Par exemple, ressentez-vous parfois la tension qu’il y a à chercher la parfaite combinaison d’éléments avec des possibilités infinies dans une durée de temps impartie ?

Oui !!! Comme vous le dites bien ! Je ressens ça tout le temps, je suis avide de la somme d’albums que je pourrais faire, mais il me faudrait cinq Moi pour les réaliser. Mais je contiens également l’opposé : je pense que l’humilité est essentielle pour un musicien et je cherche à la manifester lorsque je choisis un morceau à enregistrer ou quels musiciens ou concerts prioriser… Donc, quand je découvre que je ne peux faire qu’une petite partie des choses et que je dois choisir avec sagesse, ça les rend d’autant plus précieuses. D’une certaine façon, la limitation nous rabaisse nous-mêmes, de façon positive.

Marina Herlop — Au cours de votre processus créatif, le quotidien vous paraît-il futile ? Par exemple, est-ce que les activités sociales, ou le fait de s’intéresser à celles et ceux que vous aimez, ou réaliser des tâches du quotidien vous semblent être des interférences, incompatibles avec l’état d’esprit ascétique et contemplatif que requiert la créativité ? Pouvez-vous combiner ces rôles, ou devez-vous faire des compromis ?

Peut-être parce que je suis l’aînée d’une fratrie et que j’ai eu mon premier enfant jeune, j’ai toujours insisté sur le fait de faire coexister les mondes de la musique et de la famille sans heurts. J’essaie de regrouper ceux que j’aime, l’écriture musicale et la paperasse dans une seule et même grappe. Et je n’y pense même plus. C’est devenu un mix naturel. Je me rends beaucoup dans la nature afin de nourrir ma solitude. Je l’ai toujours fait depuis que je suis enfant. Les tournées exigent cela de vous, d’être un ermite. Ce qui est le plus éprouvant, c’est de décider où mettre son énergie. Peut-être car mon corps est mon instrument et que je dois donc en avoir conscience. Je l’ai beaucoup protégé, ce qui m’a donné une bonne santé…

Aleph Molinari (écrivain, directeur artistique et corédacteur en chef de Purple Magazine) — Quel paysage trouvez-vous le plus musical et vous inspire pour fredonner, inspirer, ouvrir grand vos poumons et chanter ?

Les vallées me semblent se prêter facilement à la progression d’une chanson… Les parcourir comme s’il s’agissait d’un tunnel est similaire à la manière dont le temps s’écoule dans la musique… Mais je dois dire que la quantité d’oxygène dans les forêts tropicales est toujours très stimulante.

James Merry (collaborateur artistique de Björk) — Si vous étiez invitée à vivre dans un tableau pour un an (accompagnée de votre famille et d’ami·es), quel tableau choisiriez-vous et qu’y feriez-vous ?

Wow, bonne question… En ce moment, les univers de Leonora Carrington et Remedios Varos me semblent très habitables… Ithell Colquhoun, également… Cela me semble si délicieux que je refuse de m’engager dans un seul. Je pense que nous devrions faire différentes choses dans différentes peintures.

Catherine Deneuve (actrice) — Chère Björk, est-ce que vous mangeriez de nouveau le chemisier que vous ne vouliez plus porter sur le tournage [de Dancer in the Dark de Lars von Trier]  ?

Barbant de ressortir une fois de plus cet été 1999, mais comme vous le savez, je n’ai jamais mangé de chemisier. Ce n’est pas possible de manger un chemisier. C’était une campagne de dénigrement orchestrée par Peter Aalbæk Jensen, le producteur. Il propageait régulièrement des mensonges auprès d’un média scandinave afin de s’assurer une couverture médiatique supplémentaire et de faire du chantage à ses actrices. Il gérait la presse de la même façon que Harvey Weinstein. Il a par la suite été poursuivi pour de multiples accusations suite à MeToo, au Danemark.

Serpentwithfeet (musicien) — Vous avez créé tellement de choses qui ont changé le paysage artistique et scientifique international. C’est toujours merveilleux d’être le témoin de votre génie. Pourriez-vous nous raconter un moment où vous vous êtes étonnée, un moment où votre idée de vous-même a augmenté (cela peut être un moment créatif ou non) ?

Merci pour le compliment… Une joie humble a explosé en moi lorsque nous enseignions la biophilie et la musicologie à l’aide d’applications sur des écrans tactiles 3D plus vite qu’en classe de musicologie traditionnelle à l’école.

Rick Owens (designer) — Chère Björk, merci pour ce que vous nous offrez ! Quelle est la situation dans laquelle vous préférez vous trouver, et pourquoi ?

Dans la nature… Allumer un feu avec ceux que j’aime, mettre de la bonne musique. Dur à expliquer… L’odeur du feu, l’atmosphère d’intimité avec ses amis, le champagne qui coule dans les veines… absolument irrésistibles !! 

Iris van Herpen (designer) — Chère Björk, j’ai vu votre Nature Manifesto, et j’ai adoré. Voici ma question : dans la mesure où nature et technologie continuent de s’entrecroiser et de se rapprocher, imaginez-vous de nouveaux écosystèmes pouvant en sortir, qui seraient créés par les humains et les machines ? À quoi ressembleraient-ils ?

Je peux imaginer des combinaisons infinies !!! La biomorphie est en route, la biologie nous permettra de gérer les changements. Cette possibilité donne un espoir extrême ! 

LES INROCKUPTIBLES N°38 / Mars 2025

publié dans Les Inrockuptibles