Rencontre Björk & Matthew Barney

Les inrockuptibles n°539, 3 avril 2006

Dans son film Drawing Restreint 9, le plasticien Matthew Barney part à la rencontre du Japon à bord d’un baleinier, avec sa compagne Björk pour figure de proue. Il commente pour nous quelques images.

Drawing Restraint 9 s’ouvre sur une stupéfiante séquence de carnaval portuaire : une procession de danseurs conduit un chargement à bord d’un monumental baleinier qui s’apprête à prendre la mer. Commence alors un voyage sans retour, où tout un monde va subir une transformation radicale, qui tient à la fois de la révolution formelle, du rite initiatique et de la narration politique. Si le nouveau film de Matthew Barney tient de l’alchimie, c’est qu’il donne à voir, grâce à des images d’une beauté inouïe, l’invisible : le processus lent, tortueux mais imparable de la pensée d’une oeuvre en train de se construire. Les commentaires par l’artiste d’une sélection de séquences de son film en reflètent ici la complexité fragile et inédite. En ce sens, DR9 est autant un hommage érudit aux cultures populaires des villages de pêcheurs japonais et, plus globalement, à un imaginaire irréductible aux forces homogénéisantes de la mondialisation, qu’un documentaire sur l’oeuvre de Barney lui-même, celle d’un prodigieux sculpteur d’images et d’un chercheur d’art hors norme. Après le cycle Cremaster - dix ans de films, expos, sculptures, dessins, photos autour d’in projet follement ambitieux d’exploration des représentations des mythes et récits produits par les civilisations -, Barney investit un nouveau champ de réflexion : l’usage de l’art comme renversement du monde. La présence de Björk, compositrice de la musique du film et figure centrale du récit sous les traits de "l’Invitée" (double de l’explorateur en fourrure incarné par Barney) échappée du monde de la terre ferme pour se transformer en créature maritime, illumine une oeuvre dense et inquiétante, qui s’achève sur une inoubliable étreinte transcendée par la mutuelle mutilation et l’anthropophagie des deux âmes soeurs, à l’apogée de leur métamorphose.

RENCONTRE MATTHEW BARNEY

L’ULTIME ÉTREINTE, LA MÉTAMORPHOSE
par Matthew Barney

"L’histoire de Drawing Restraint 9 commence avec la vaseline qui remplit le moule et dessine une forme qui, pour moi, représente le corps, et la résistance imposée au corps comme moyen de le rendre créatif. A l’origine de DR9, il y a cette question : si la résistance tombe, que devient le corps ? Une hypothèse est que, libéré de ses entraves, le corps devienne plus sensuel, plus érotique. D’une certaine manière, DR9 est une histoire d’amour. En se découpant, au sens propre du terme, ces deux personnages à la fois se morcellent et forment un tout. Avant de tourner cette scène, des mois durant, j’ai regardé des images de baleines éventrées et découpées sur les baleiniers. C’est un sacrifice qui intervient dans le contexte complexe de la relation qui unit les Japonais et la baleine. Quand j’ai décidé que le film ne montrerait pas la baleine mais qu’elle serait représentée métaphoriquement, il m’a paru important que ce moment très particulier figure aussi dans le récit. Les personnages s’évident et le navire se remplit de liquide. Des nageoires leur poussent. C’est un film qui ne cesse de parler de la relation entre des parties étrangères l’une à l’autre. Les invités sont au départ des individualités, et le restent au final."

LE BALEINIER

« Ce navire, le Nisshin Maru, est le seul baleinier-usine en fonction dans le monde. C’est une œuvre d’architecture lourdement chargée de politique, car c’est l’icône du débat sur la pêche à la baleine. C’est le navire que Greenpeace poursuit chaque année. II était donc pour moi l’objet d’une tentation à la fois irrésistible et impossible. Je suis entré en contact avec l’Association internationale de la pêche à la baleine et ils m’ont répondu : "Nous n’avons pas le droit de vous dire où le navire se trouve, encore moins de vous laisser monter à bord . »
Après six mois d’efforts ma demande a fini par aboutir. J’ai voulu travailler avec les ouvriers du bateau et non avec des acteurs, qu’ils utilisent les mêmes outils que pour manipuler et découper les baleines.
A la suite du cycle Cremaster, j’avais commencé à travailelr des sculptures massives en vaseline. Certaines pesaient dix tonnes, c’étaient d’énormes masses molles qui me faisaient penser à des baleines. A l’origine de Drawing Restraint 9, il y a l’idée de les embarquer en mer et d’observer l’effet de la houle sur leurs formes.
Lors d’un voyage au Japon j’ai entamé des recherches sur l’industrie de la pêche à la baleine, pour des formelles mais aussi pour la relation elliptique qui lie la baleine au pétrole. Historiquement, la graisse de baleine a été supplantée comme source d’énergie par le pétrole, qui lui-même provient de fossiles préhistoriques... Simultanément, j’ai découvert la culture traditionnelle des pêcheurs japonais de baleine empreinte de shintoïsme."

LE JAPON

"Depuis le début, le projet de ce film, notamment le fait d’aller travailler au Japon, a créé pour moi une situation de contrainte. Cette œuvre a quelque chose à voir avec l’idée d’occupation. Qu’est-ce que cela signifie d’amener votre langue, votre culture dans un autre environnement ? C’est une oeuvre politique, beaucoup plus que mes précédents travaux. Il y a quelques années, j’ai fait une pièce au Brésil, pendant le carnaval de Salvador de Bahia, avec le musicien Arto Lindsay. A Bahia, il y a une forte tradition de candomblé, une religion apportée par les esclaves venus d’Afrique, dont les dieux mettent en scène l’idée de dualité entre les choses. Je me suis intéressé à Ogun, dieu de la Guerre et du Fer. Il représente l’idée du conflit. C’est aussi le dieu de la Fertilité, le créateur qui fabrique les outils qui combattent la forêt et créent la civilisation. Il a aussi le pouvoir de tuer les hommes et les dieux. Cette œuvre a été une première occasion d’intégrer des notions de politique dans mon travail. C’était à un moment où ce qui se passait dans le monde m’y forçait, en tant qu’américain. C’est devenu encore plus clair avec DR9."

LA CÉRÉMONIE DU THÉ

"Elle a la chorégraphie d’un bal. C’est une façon d’évoluer d’un état vers un autre, d’entrer dans un monde intérieur grâce à une chorégraphie d’objets. C’est une cérémonie passive, ce qui me plaît. On peut en être à la fois témoin et acteur. Je m’intéresse beaucoup à l’ambre gris, substance sécrétée par les baleines qui flotte dans l’océan. C’est une partie de leur alimentation qu’elles ne peuvent digérer. Il a une texture un peu cireuse, qui se durcit au contact avec l’eau salée et finit par ressembler à la pierre. L’industrie du parfum s’en sert car il permet de fixer l’odeur. Il a donc are grande valeur marchande. Ce qui m’intéresse avec l’ambre gris, c’est que c’est une métaphore d’une idée qui est au coeur de DR9 : la relation entre l’hôte et l’invité. L’ambre gris est un invité dans le corps de la baleine, il le traverse, mais ne cesse jamais d’être lui-même. C’est un peu histoire de ma relation avec DR9 : je ne pouvais faire partie de l’environnement que je mettais en place, je ne pouvais que le traverser, en absorber des choses. Cela se traduit dans le récit par le fait que l’ambre gris est ce qui donne son goût au thé dans la scène de la cérémonie du thé. Comme l’histoire de DR9 est centrée sur la chorégraphie interne au navire, et celle du liquide dans le navire, cette cérémonie est un dispositif narratif très utile. Elle permet au vaisseau de s’incarner comme personnage, de devenir une métaphore du Japon."

L’ESPRIT DU PÉTROLE

"On pourrait probablement dire de ce personnage qu’il est un sorcier. Son costume est proche de celui que portent les ouvriers du navire, ses couleurs rappellent celles de la baleine, son maquillage vient du rituel d’un petit village de pêcheurs : chaque année, à cette occasion, on sert un plat de peau de baleine coupée en son milieu représentant le corps de l’animal, enserrée par un anneau de bambou qui représente le filet de pêche traditionnel. Après le repas, les participants forment une procession dans le port, pour porter chance aux pêcheurs qui partent en mer. C’est un folklore qui a toujours cours mais qui tend à disparaître, atteint par le discrédit de la culture de la pêche à la baleine. Dans DR9, il apparaît à un moment crucial du film, après l’effondrement de la sculpture en vaseline. Il remplit un vide, et ramène la forme à ce qu’elle doit être. Il permet aux invités d’achever leurs transformations, et de quitter le navire sous la forme de baleines."

ENTRETIEN BJÖRK

« Scultpure » vivante de Matthew Barney dans Drawing Restraint 9 et compositrice de la BO du film, Björk revient sur un tournage qui fut une remuante expérience intime et élabore une critique de l’impérialisme de la culture occidentale.

Avant de commencer à tourner, quelles images du film aviez-vous en tête ?

Björk - J’ai commencé par faire la musique. Matthew me racontait des histoires, mais c’était très abstrait : il me parlait d’un navire très macho, ce genre d’indications. Une fois sur le tournage, j’ai dû porter des costumes très inconfortables. Je ne veux plus les voir... C’est le film de Matthew, c’est lui le faiseur d’images, je suis la musicienne. Je lui fais confiance, je porte ce qu’il me dit de porter, et je fais ce qu’il me dit de faire. Ce sont ses idées, son expression. Je ne connais rien à l’art de la performance, et je sais très peu de choses de l’histoire de l’art. Collaborer à ce film, c’est comme travailler avec Michel Gondry, Spike Jonze ou Chris Cunningham : c’est avant tout travailler avec quelqu’un que j’aime, et pour ma part de manière assez intuitive. Matthew est un sculpteur. Dans ce film, je ne m’exprime pas en mon nom propre, je suis sa sculpture. Je ne me suis pas vraiment posé de questions de "method acting".

A la fin, transformés en baleines, vous vous étreignez, vous vous découpez et vous vous mangez. Même si vous êtes sa sculpture, c’est vous qui jouez cette scène. Quelle vision souhaitiez-vous créer ? Que vouliez-vous en faire ?

C’est évidemment une idée de Matthew, pas la mienne. Mais je comprends d’où il vient. Je suis islandaise, il est américain. Il porte une peau de bison, je porte un truc islandais. Nous nous métamorphosons progressivement au cours du film, et nous finissons en baleines. C’est un peu comme un voyage en arrière, puisque l’être humain est censé venir de l’océan. Nous n’en n’avons pas tellement parlé. Ça s’est passé de façon plutôt intuitive. Pour moi, cette scène évoque l’idée de parvenir à l’état de nature. C’est l’histoire d’une libération.

Était-il difficile d’être à ce point l’objet de l’imagination de quelqu’un ?

Oh, Matthew est un mec très sain, vous savez. En ce sens, c’est très facile de travailler avec lui. Ce n’est pas un psychodrame. Il vous met dans une position très confortable et naturelle et cela n’a pris que quelques jours. J’ai essayé d’aider son projet comme j’ai pu. Quand j’étais ado, je traînais avec un groupe surréaliste. Comme cela, par accident, j’en ai pas mal appris sur le surréalisme. Mais je suis quelqu’un de très intuitif. Avec Matthew, je vais voir plus d’expositions que je ne le fais habituellement, mais je suis comme une enfant : je parcours d’imposants musées à multiples étages et ça me prend cinq minutes. Je me dis (en chantonnant - ndlr) : "Chiant, chiant, chiant, génial !chiant, chiant, chiant..."

Avant ce film, quels rapports entretenez-vous avec la culture japonaise ?

Pas grand-chose. A part que, comme je n’ai pas vraiment une tête d’Islandaise, quand j’étais petite, on me traitait de "Chinoise". Donc j’ai pour l’Asie une sorte d’empathie naturelle. Quand j’étais adolescente, je me suis passionnée pour l’écrivain Mishima. A 19 ans, je me suis présentée au concours d’entrée d’une école japonaise d’animation à Tokyo. Mais ensuite d’autres choses se sont passées et je n’y suis pas allée. Pour moi, le Japon est lié à l’adolescence. Quand Matthew m’a parlé de son projet, cela m’a vraiment intéressée. Emotionnellement, cela a impliqué de revenir vers qui j’étais quand j’avais 16 ans. C’est un voyage personnel, sur moi-même. J’ai beaucoup écouté de musique japonaise avant de travailler à la musique du film, jusqu’au moment où je me suis rendu compte que c’était à côté de la plaque : je n’allais pas me mettre à écrire pareil. Ça aurait été du vol. Ce qui m’a le plus intéressée, c’est de lire des livres sur la marine. Après toutes ces années, je crois que j’ai enfin compris ce que les Islandais et les Japonais - bien qu’ils soient complètement différents - avaient en commun : une foi dans la nature, un esprit de croyance dans l’univers minéral, dans les montagnes. Une sorte d’animisme La nature fait tellement partie de nous.
Dans notre mythologie, tous les esprits sont égaux. Pour écrire la musique du film, j’ai pensé à chaque objet indépendamment des autres, en faisant jouer un instrument à la fois par exemple. Car chaque objet a son esprit propre. C’est peut-être pour cela que la bande-son de DR9 est si pleine de silences. Je déteste le mot minimalisme, si galvaudé, mais ce que j’ai essayé de faire tient de cette idée-là. Dans Vespertine, des centaines de sons se produisent sans cesse, c’est chaud et, compliqué. Pour DR9, au contraire, chaque son a de la place, de l’espace. C’est sans doute assez contemplatif.

D’une certaine façon, DR9 rend hommage à des formes de culture considérées comme mineures : les rituels traditionnels des villages de pêcheurs de baleines, l’ésotérisme des cultures populaires souterraines et menacées de disparition. Qu’est-ce qu’elles signifient pour vous ?

Je n’ai pas été élevée dans la religion, ni dans la civilisation occidentales. Pour moi, l’exotisme, c’est l’Occident multiculturel. Ce qui pour vous relève du petit rituel ésotérique est pour moi normal. C’est toujours très bizarre d’entrer dans un Virgin Megastore ou une Fnac, et de voir les classifications des musiques : "rock", "jazz", "world". Mais comment faites-vous pour mettre toutes ces musiques dans une même boîte ? Et pourquoi le rock, n’est pas de la musique "world" ? Je ne comprends pas. Et je trouve que cela relève vraiment de l’impérialisme. Ces cultures populaires souterraines dont vous parlez constituent mon lieu d’origine. L’un de mes meilleurs amis en Islande est l’évêque, si on peut dire, de la mythologie nordique. C’est plus naturel pour moi que la chrétienté. Je ne regardais jamais la télévision quand j’étais petite, et ça ne fait que cinq ans que McDonald’s s’est implanté en lslande.

Alors, selon vous, quelle relation la culture occidentale "impérialiste’ devrait-elle avoir à l’égard des cultures et traditions populaires minoritaires ?

Mais je crois que Hollywood, c’est de la culture populaire souterraine. Il se trouve juste qu’ils ont tout l’argent. Je ne veux pas dire du mal de Hollywood, mais c’est une culture minoritaire. Aujourd’hui, nous regardons des films africains, turcs, de Bollywood, chinois… Le monde entier montre du doigt l’impérialisme occidental et dit : "Nous existons aussi :" Je reviens de Banda Aceh, une ville indonésienne durement touchée par le tsunami. Ils ont des Kentucky Fried Chicken, et dans le taxi vous entendez de la musique turque... Aujourd’hui, tout se mélange, partout. En Angleterre, l’année dernière, les petits labels indépendants ont vendu beaucoup plus de disques que les majors. La domination des "gros" sur les "petits" tend à disparaître. On en voit l’issue.

Pensez-vous pouvoir jouer un rôle de passeur entre ces cultures ?

Non, je suis islandaise. Ce que j’ai fait autour du Japon pour DR9, c’est une exception. Je n’ai pas pour habitude de travailler aussi consciemment une autre culture nationale. Et je ne crois pas que je recommencerai. Aujourd’hui, l’islande est l’un des pays les plus modernes du monde. Je ne vais pas faire semblant d’être une vieille Vicking chantant des sagas. Je ne vais pas prétendre être plus authentique que les autres. Ca sonnerait faux.

Propos recueillis par J.L.

par Par Jade Lindgaard Photo Chris Winget © Matthew Barney publié dans Les inrockuptibles n°539