Je ne serais pas arrivée là si…
… Si, à 14 ans, je n’avais pas poussé la porte d’un magasin de disques à Reykjavik et si je ne m’étais pas retrouvée brutalement plongée dans une communauté artistique unique. On y trouvait des musiciens, des artistes, des écrivains, des performeurs. J’étais la plus jeune, mais il n’y avait Björk, à Londres, en novembre 2024. VIDAR LOGI des écrivains, des performeurs. J’étais la plus jeune, mais il n’y avait aucune hiérarchie. Je nettoyais les sols et j’aidais aussi à l’organisation des concerts, j’imprimais et je collais les affiches. On me payait avec des cassettes enregistrées. J’écoutais plein de choses et je jouais déjà dans un groupe punk. Je me souviens que le patron m’a fait écouter du John Cage. Je lui ai dit que je n’aimais pas cette musique atonale, que ce type était un lâche. J’avais déjà entendu du Olivier Messiaen et du Karlheinz Stockhausen à l’école de musique et j’avais aimé, mais là, il n’y avait aucune émotion. Il m’a dit qu’il allait me prouver que j’avais tort, que Cage était un romantique.
Il m’a fait une cassette que j’ai tellement écoutée qu’elle est tombée en miettes. Au sein de cette communauté, j’ai acquis ma culture musicale. J’ai également vu comment fonctionnait la production indépendante, en partageant vraiment les bénéfices sans exploiter les artistes. J’ai travaillé toute ma vie de cette façon, même avec les grosses compagnies. C’est aussi dans ce magasin de disques que j’ai commencé à faire la DJ. Et je continue, chaque semaine, depuis quarante ans.
Ce n’était pas votre première expérience communautaire. Toute petite déjà…
Effectivement, j’ai grandi dans une sorte de communauté hippie. Les gens avaient leur travail, mais ils vivaient ensemble, dans une grande gens avaient leur travail, mais ils vivaient ensemble, dans une grande maison. J’étais la seule enfant. J’avais à la fois une grande liberté et une stimulation permanente. Ils avaient tous 20 ans, ils m’emmenaient m’amuser un peu partout. J’étais très heureuse. Il paraît que je chantais tout le temps. Pas fort, j’étais timide, mais je fredonnais, une sorte de bourdonnement.
Pas plus qu’un bourdonnement ? Vous avez quand même enregistré votre premier album, « Björk », à 11 ans…
Mes parents étaient séparés et mon beau-père était guitariste. Comme j’étais introvertie et que j’étais dans une école de musique depuis que j’avais 5 ans, ma mère a eu cette idée. Moi, je ne savais pas ce que c’était. Si j’avais su, je ne l’aurais sans doute pas fait.
Vous n’avez pas aimé ?
Oh non ! Le faire, ça allait. Mais quand le disque est sorti et qu’il a eu du succès, c’était horrible. Les gens me reconnaissaient partout, dans le bus, dans la rue. Sur cet album, il y avait ma photo alors que je n’avais rien écrit, j’étais juste interprète. Tout avait été fait par des adultes. J’avais l’impression de vivre dans le mensonge.
À l’école, ça n’a pas dû être simple non plus…
À l’école, ça allait. J’étais dans la première école Montessori d’Islande. J’étais sans doute excentrique, mais pas plus que les autres. J’ai toujours adoré l’école. Mais, à l’extérieur, c’était horrible. Horrible d’être connue, horrible de l’être pour le travail des autres.
Saviez-vous déjà que vous vouliez faire votre propre musique ?
À l’école de musique – je devais avoir 9 ans –, le directeur m’a fait appeler et il m’a demandé mon avis sur l’école, quelles améliorations je voudrais faire. Je lui ai dit qu’il faudrait introduire des instruments nouveaux et faire. Je lui ai dit qu’il faudrait introduire des instruments nouveaux et surtout renouveler la musique. Nous concentrer sur le XXe siècle, oublier tout ce qu’il y avait avant, étudier des œuvres écrites par des Islandais, des femmes, nous faire écrire notre propre musique. J’étais très sérieuse. Lui, il a rigolé, il m’a sans doute pris pour une folle et ça n’a rien changé à l’école.
Donc l’école de musique ne vous a pas plu ?
Si, beaucoup. J’y ai appris la flûte, le piano, j’aimais les cours de musicologie. Mais j’avais aussi désespérément envie de faire ma propre musique et je ne savais pas comment faire.
Et vous avez choisi le punk, à 13 ans, pour créer votre premier groupe ?
C’était la musique du moment. J’étais bien consciente qu’elle était un peu simpliste. Mes amis écoutaient des groupes punk, moi j’écoutais Joni Mitchell, Kate Bush et Brian Eno. Mais nous faisions notre propre musique, même si là encore ce n’était pas moi qui écrivais. Et il y avait cet esprit autonome, égalitaire, où nous bricolions tout de A à Z. Le premier groupe, on n’était que des filles et j’étais à la batterie. J’ai toujours été obsédée par les rythmes. Et puis les groupes se sont enchaînés, souvent en parallèle, on faisait parfois deux concerts et c’était fini. Il n’y avait pas grand monde pour prendre le micro. Je suis devenue chanteuse, mais ce n’était pas mon premier choix.
Quand avez-vous découvert le pouvoir de la voix, sa puissance ?
Je me souviens de ma mère me faisant écouter Ella Fitzgerald ou Edith Piaf. « Tu entends la quantité d’énergie qu’elle envoie ? C’est ça être engagée quand on chante ! », me disait-elle. On venait d’emménager dans un appartement. Je devais avoir 11 ans. Je comprenais, mais je ne l’éprouvais pas. La sensation, je l’ai eue avec Kukl, un groupe créé de toutes pièces par Asmundur Jonsson, le patron du label islandais Gramm, toutes pièces par Asmundur Jonsson, le patron du label islandais Gramm, à l’occasion d’une émission de radio. C’était une sorte de best of postpunk de différents groupes existants. Des musiciens incroyables, une véritable université, pour moi. On lisait les surréalistes, mais aussi Arthur Rimbaud, Georges Bataille, Antonin Artaud… En trois ans, j’y ai tout appris.
On a commencé à faire des tournées en Europe. Tout était extrême, le son, les tenues, les mots. Je me souviens d’un soir à Berlin où j’ai vraiment poussé ma voix, et j’ai ressenti cette espèce d’énergie primale. C’est sans doute là que j’ai vraiment éprouvé cette puissance. Et puis il y a eu une embrouille entre deux musiciens, ça s’est arrêté du jour au lendemain. J’étais dévastée, j’étais partie pour une aventure de cinquante ans.
Et vous vous êtes consolée avec les Sugarcubes, coqueluche de la presse musicale anglaise à la fin des années 1980 ?
C’étaient déjà mes amis, ils me proposaient de créer un groupe, mais j’hésitais. Leur ironie ne me convenait pas. J’aime l’humour, pas tellement l’ironie. Mais j’avais besoin d’aller ailleurs et j’ai accepté. Et ça a été le succès. Six ans, trois albums. Il me manquait néanmoins la dimension viscérale, dans les mots comme dans les notes. J’avais tout fait jusqu’ici pour rester à l’arrière-plan, je ne voulais pas devenir une superstar, endurer toute cette merde, mais je ne supportais plus de me plaindre comme une adolescente, en levant les yeux au ciel. Si je voulais chanter la musique que j’aimais, je devais l’écrire moi-même. J’ai donc sorti mon premier vrai album solo, Debut, à 27 ans.
C’est tard, pour une autrice-compositrice-interprète ?
Très tard. Normalement, c’est plutôt 18 ou 19 ans. Mais je refusais d’attirer l’attention et il y avait eu cette expérience adolescente traumatisante. J’aurais pu entrer dans un nouveau groupe, gérer un magasin de disques en Islande, faire une émission de radio, et j’aurais eu une vie très heureuse. Sauf qu’il y avait cette musique en moi que personne ne pouvait faire. Et de 11 à 26 ans, mon subconscient n’avait cessé d’apprendre, même à mon insu. Quand j’ai accepté de jouer le jeu, j’ai vite compris qu’en réalité, je maîtrisais les règles. Je n’aimais toujours pas ça – et je n’aime toujours pas ça –, mais si je voulais pouvoir exprimer cette musique qui était en moi, il fallait en passer par là.
Et à 30 ans, vous êtes une superstar…
On peut dire ça. Mais, après trois ans à fond, je suis partie en Espagne, loin de toute cette agitation, vivre en recluse et composer ma musique.
Ce qui ne vous a pas empêchée, six ans et deux albums plus tard, d’accepter de tourner avec Lars von Trier. Vous ne pouviez pas savoir que le film « Dancer in the Dark » décrocherait, en 2000, une Palme d’or à Cannes, et vous un prix d’interprétation, mais ça restait une drôle de façon d’échapper à la célébrité, non ?
Je ne voulais pas faire ce film. J’avais essayé de jouer quand j’étais adolescente et j’ai tout de suite su que je n’étais pas actrice. J’avais la chance d’avoir une vocation. Le reste était une perte de temps, qu’il s’agisse de faire la comédienne, de laver le sol ou de devenir dentiste. Lars m’a d’abord demandé d’écrire la musique. J’ai commencé par dire non. Il a insisté, encore et encore, je me suis dit que c’était de la musique, avec un grand artiste, j’ai fini par accepter. J’ai écrit. Et puis il m’a demandé de jouer le rôle. J’ai dit non, suggéré plein de noms, y compris ma meilleure amie, la Cate Blanchett islandaise, deux mille fois meilleure que moi. Il a tout refusé, au prétexte que personne ne pourrait défendre ma musique, l’incarner, aussi bien que moi. J’ai encore cédé. Et ça a été un désastre.
Autant notre collaboration sur la musique avait été riche, autant le Autant notre collaboration sur la musique avait été riche, autant le tournage a été violent : le choc entre une femme venue du pays le plus féministe du monde, qui n’avait jamais connu ni le harcèlement sexuel ni le patriarcat, et un homme d’un ancien monde, dans une industrie qui considère les actrices comme les propriétés des réalisateurs. Il pouvait me toucher autant qu’il le voulait, me retirer tout mon libre arbitre. J’ai vécu ce tournage comme un viol collectif. Revoir le film, c’est comme voir un snuff movie [film mettant en scène la mort violente d’un individu].
Avec le temps, j’ai l’impression que vous vous êtes radicalisée. C’est vrai dans votre regard sur ce tournage mais aussi de votre musique, de plus en plus expérimentale…
J’avais évoqué les difficultés sur le tournage dans plusieurs entretiens. Mais MeToo m’a imposé de parler plus fort car il faut que tout cela change. Pour la musique, je ne suis pas d’accord. Dans le cadre d’un projet, j’ai récemment écouté mes dix albums, assise sur la même chaise. Il y a la même quantité de musique expérimentale et de pop, de chansons humoristiques, agressives… ou idiotes. Je pourrais vous le démontrer album par album. D’une certaine manière, j’ai été très constante. Je pense Björk, lors d’un concert à l’Arkéa Arena, à Bordeaux, le 5 décembre 2023. SANTIAGO FELIPE album par album. D’une certaine manière, j’ai été très constante. Je pense que je suis toujours une fille de 14 ans en train de laver le sol d’un magasin de disques à Reykjavik et qui écoute un peu de musique expérimentale, un peu de jazz, et un peu de pop, surtout le vendredi soir.
Les pochettes de vos albums et plus encore vos concerts sont de véritables créations visuelles. La musique ne suffit-elle pas à votre bonheur ?
Lorsque je jouais dans des groupes, j’étais souvent surprise – en mal – de l’image que nous donnions de nous sur les pochettes. Quand j’ai fait mon premier album solo, j’ai voulu trouver quelqu’un capable de créer un monde qui ressemble au son de mes chansons. L’image donne un accès plus rapide à mon univers. Je dois aussi dire qu’en vieillissant, je deviens de plus en plus autonome musicalement, je crée davantage seule. Pourtant, j’adore toujours autant collaborer. La dimension visuelle me donne l’occasion d’avoir cette conversation créatrice.
Et cet attrait pour la technologie ? N’est-ce pas contradictoire avec vos engagements écologiques, de plus en plus affirmés ?
La technologie arrive, qu’on le veuille ou non. Notre rôle en tant qu’artistes est de définir l’humanité qui s’y trouve. Je pense que tous les outils, qu’il s’agisse du feu, du vélo ou du microphone, ont pu laisser penser qu’ils allaient détruire l’humanité. C’est la première réaction. Mais ils portent toujours au moins 1 % d’humanité, à nous d’aller le trouver. Quand j’ai vu les écrans tactiles en 2007, je me suis dit : « Waouh, j’aurais aimé que nous ayons ces écrans dans mon école de musique, nous aurions pu expliquer le contrepoint tellement plus aisément. » C’est pour ça que j’ai accompagné mon album Biophilia [sorti en 2011] d’applications pédagogiques pour les enfants. Ce que nous devons faire, c’est examiner chacune de ces technologies et redéfinir le bien et le mal qu’elle apporte.
Pas de contradiction fondamentale entre nature et technologie, donc ?
En Islande, cela n’a jamais été une contradiction. J’habite dans une En Islande, cela n’a jamais été une contradiction. J’habite dans une capitale d’Europe et je vis sur une plage. En dix minutes, je suis au centreville. Vous n’avez pas à sacrifier la civilisation pour la nature, et réciproquement. Elles peuvent coexister. La révolution industrielle a accouché de la ville du XXe siècle, une absurdité écologique. La technologie doit pouvoir nous aider à transformer la ville dans le bon sens. A nous, et surtout à la prochaine génération de choisir entre la vie et la mort.
Les artistes ont-ils un rôle particulier à jouer ?
Chacun de nous a un rôle à jouer. Un choix à faire, tous les jours. Créer de la vie ou poursuivre la destruction. L’Apocalypse a déjà eu lieu, nous vivons dans ses vestiges. Le défi, c’est de se relever. Je reste convaincue que c’est possible.














