Björk, avec pas d’masque

Le Devoir , 26 octobre 2016

Au lendemain de la première de deux performances DJ offertes dans la salle du Cirque Éloize, Björk s’est présentée mercredi midi devant la vingtaine de participants à la Red Bull Music Academy, portant un joli masque de dentelle, auréolée des reflets d’un papillon doré dans les cheveux. L’auditoire a retenu son souffle un instant : la voilà, Björk, une des plus singulières et influentes musiciennes pop des vingt dernières années, qui vient répondre à leurs questions sur sa vision de la musique, de la vie de musique et, parfois, de la vie tout court. Résumé de cette rare et privilégiée conversation avec l’icône.

La visite de Björk vient clore en beauté et avec prestige l’édition montréalaise de la Red Bull Music Academy, coproducteur de l’exposition Björk Digital à la galerie DHC/ART, où elle a généreusement répondu aux questions d’une intervieweuse, puis de la trentaine de jeunes académiciens.

Pendant plus de deux passionnantes heures, la musicienne islandaise aujourd’hui basée à Brooklyn a parlé en toute transparence de ses influences musicales, de conciliation travail-famille, de ses collaborateurs, de ses racines islandaises et, timidement, du prochain album sur lequel elle planche. « J’ai presque terminé d’enregistrer les voix » du successeur à Vulnicura, son très beau neuvième album paru l’an dernier, confirme-t-elle sans trop lever le voile sur le thème ou la facture musicale de ce nouveau disque.

L’intervieweuse a pourtant tout fait pour lui tirer les vers du nez, suggérant qu’après cet intime et personnel album, elle pourrait être tentée de s’ouvrir à nouveau sur le monde — dans les thèmes et l’approche musicale —, à l’instar de Biophilia (2011)… Sourires, mais pas de commentaires. Elle dira cependant être intéressée par l’utopie « comme un curieux rêve où se mêle le réel et l’irréel […] J’ai envie de célébrer l’irréel, de faire du rêve une réalité ».

Plus tard, en réponse à une autre question, Björk disait cependant s’être « lassée des orchestrations de cordes. C’est comme si j’en avais fait une surdose ».

Cent fois sur le métier

La conversation avait justement débuté à propos de la musique qu’elle avait fait jouer la veille, pendant son DJ set pour lequel elle est à nouveau apparue masquée. Éclectique dans sa sélection musicale, l’artiste a eu l’air de circonscrire les influences musicales qu’on décèle dans ses récents albums. « C’est mon côté musicologue nerdy », disait-elle en souriant, admettant du même coup qu’elle est « probablement la pire live DJ ».

Des orchestrations de Berlioz aux rythmes technos arides et angulaires de Rabit, Mumdance Logos, Arca (proche collaborateur à qui elle fait écouter ses épreuves, confirme-t-elle), en passant par le R B/pop contemporain (Nao, « la musique que j’aime écouter en faisant la cuisine », Jeremih) et la musique qawwali de la chanteuse pakistanaise Abida Parveen, reine de la musique soufie. Aussi, Björk a joué deux chansons de Hopelessness, récent album de son amie Anohni, « une personne très importante dans ma vie ».

Parlant de sa méthode de travail, Björk Guðmundsdóttir a insisté sur la spontanéité, l’intuition, « l’importance de vivre le moment » comme sur un plancher de danse, source d’inspiration. « Lorsque j’ai acheté mon premier ordinateur portable en 1999, ça m’a libérée. Du jour au lendemain, j’ai pu composer et enregistrer moi-même mon travail dans ma chambre à coucher. » Elle rêve de disposer d’un studio portatif lui permettant même d’enregistrer pendant ses ballades dans la nature de son pays natal. « J’ai l’impression que je chante mieux au sommet d’une colline, seule avec la nature. »

Le plus ardu demeure le travail d’orchestration, un art qu’elle a appris auprès du compositeur et arrangeur brésilien Eumir Deodato, qu’elle a invité à collaborer sur les albums Post (1995) et Homogenic (1997) et avec qui elle garde toujours contact. « Chaque album me permettait de faire un pas en avant » en matière de connaissances sur le plan des orchestrations. « Aujourd’hui, je suis à 95 % autonome. »

La majorité du temps investi dans la création d’un album consiste pour elle à éditer le matériel à l’ordinateur. « Ça représente 90 % du travail. J’adore ça. Je crois aussi que les femmes sont très bonnes pour éditer, quelque chose que de grands cinéastes comme Coppola ont compris. Les femmes sont bonnes pour prendre du recul, avoir de la perspective sur les choses et pouvoir faire des liens [connecting all the dots] ».

Femme de rêve

La question de sa vision des femmes dans le monde (et de la musique) a surgi tôt dans la conversation lorsque l’intervieweuse a présenté une photo de la grève des femmes de 1975 en Islande, alors que 90 % de la population féminine a dénoncé ce jour-là l’iniquité salariale. L’artiste y était. « Avec ma mère. J’avais dix ans. »

Durant son parcours, elle a cru que le meilleur moyen de s’affirmer comme femme dans l’industrie de la musique « était de faire comme si c’était facile. J’ai compris qu’il fallait parfois protester et dire que c’est difficile », dit la musicienne, qui se considère privilégiée d’avoir pu compter sur le soutien de sa famille, dont certains membres l’accompagnaient en tournée pour garder ses enfants en bas âge.

Björk, parfois qualifiée d’excentrique elfe musicale, s’est avérée d’une franchise désarmante, naturelle et humaine dans ses préoccupations sociales et politiques, lançant des flèches au candidat républicain aux élections américaines ou déplorant le fait que si on sait fabriquer des iPhone 7, on aurait dû trouver le moyen d’éliminer l’effet de serre. L’une des dernières questions de la séance était à cet effet nécessaire : pourquoi le masque ? Ère du selfie oblige. « Une sorte de protection », dira-t-elle, en vantant ces créations de son ami et collaborateur James Merry.

Pendant deux heures, auprès de nous, c’est comme si elle n’en portait plus.

par Philippe Renaud publié dans Le Devoir