Peu à peu dévoilé depuis cet Eté, ce disque s’accompagne d’un projet ambitieux et complexe conjuguant technologie, recherche et pédagogie. Des résidences sous forme de concerts et d’ateliers éducatifs voient le jour, accompagnées d’un documentaire ainsi que des applications interactives conçues conjointement avec Apple pour chacun des dix titres qui composent Biophilia. Les utilisateurs d’iPhones, iPads et iPods touch peuvent donc explorer son contenu, le remixer et découvrir les principes scientifiques et musicologiques inhérents à chaque morceau. Si certains dénoncent un accès restreint et le monopole d’une marque, Björk estime que ce format lui paraît être le moins dépendant de l’industrie du disque, cette alternative lui rappelant son caractère punk. Son album sera toutefois distribué physiquement par Universal et Nonesuch. Véritables interfaces entre l’album et son auditeur, ces applications-planètes de la galaxie « Cosmogeny » s’inscrivent dans le prolongement des chansons afin de mieux comprendre leurs origines à travers des jeux et des ressources documentées.
Entourée de Damian Taylor, Scott Snibbe, Drew Berry ou de Luc Barthelet pour ne citer qu’eux parmi toute une équipe de programmateurs, d’ingénieurs, de développeurs, de chercheurs et de scientifiques, Björk a consacré ces trois dernières années à la réalisation de Biophilia en employant de nouveaux moyens de composition à la croisée des instruments acoustiques et digitaux grâce aux écrans tactiles. Oui, trois longues années d’inventions et d’études des similitudes structurelles entre musique et nature afin de mieux rendre compte des déplacements du son, de sa physique et de la vie des notes. « Cela ressemble davantage aux mouvements des planètes et des éléments microscopiques. » confie-t-elle.
Véritable artiste expérimentale et visionnaire, Björk pare ainsi sa nouvelle oeuvre d’instruments innovants et hybrides comme le « Gameleste », orgue aux notes enfantines de Bontempi dirigé par un iPad, un transformateur de Tesla ou bien des harpes en gravité jouant une note au gré des motifs musicaux issus des balancements de pendules, dont une de neuf mètres. L’élaboration de ce fabuleux laboratoire excentrique, enchanteur et technophile aspire pourtant à être au plus proche des biorythmes humains, des cycles naturels, des marées et des astres dans ses compositions tant musicales que textuelles.
En résulte alors un album qui respire et insuffle la vie dans l’alcôve d’une atmosphère spacieuse et semblant infinie. Les instruments s’imbriquent avec une force délicate et organique dominée par la puissance hantée de la voix magnétique de Björk. La transcendance s’opère lorsqu’un choeur entre en écho, venant renforcer la portée prophétique des paroles. Si sa musique peut demeurer hermétique et étrange pour beaucoup, il apparaît toutefois difficile de dénier sa virtuosité. Caresses ou déversements de flots électroniques, sa voix planante sillonne et se contorsionne en ondes ou éruptions au gré des dissonances et des harmonies méditatives où se mêlent l’hybridation et les claviers, les cuivres et les instruments à vent. A travers ces arrangements énigmatiques, Björk nous emporte dans son exploration de l’univers. D’une progression lourde, sombre et tellurique à travers des lignes profondes de basses, d’électro et du Tesla à la légèreté organique et fertile des molécules, les titres questionnent le sens de la vie à travers des envolées vocales et instrumentales, des syncopes, des cliquetis, des carillons ciselés et des harpes hypnotiques. Les rythmiques répétées et régulières des pendules nous évoquent l’écoulement du temps. Si nous reconnaissons l’empreinte singulière de l’artiste, quelques textures peuvent évoquer celles des univers de Cocorosie, Múm ou encore Amiina.
Biophilia est une plongée vertigineuse aux confins infinis du microcosme et du macrocosme où Björk met en perspective les mythes et les astres, l’intemporalité et l’immensité de l’espace, son amorphisme et la fluidité des corps, les éléments nourrissant et influençant la vie. « Thunderbolt » nous parle alors de ces vagues irrégulières qui luttent et la tempête qui déverse sur son visage des organismes marins. « Sacrifice » est inspiré par le règne animal et le dévouement que les femmes réalisent par amour. Björk nous entraîne dans sa réflexion sur les origines de l’humanité « Heaven’s bodies
Whirl around me Make me wonder » (Cosmogony) et sa place dans l’univers « Like a bead in necklace
Thread me Upon this chain I’m part of it The everlasting necklace » (Hollow). Bien que le champ lexical aseptisé de la science et de la géologie peuple les textes de l’album, Björk les magnifie à travers des métaphores des processus naturels afin de dépeindre les sentiments humains dans une poésie universelle. La fusion des molécules est bercée par la volupté d’une harpe et la douceur des carillons, provocant l’intoxication amoureuse « Like a virus needs a body And soft tissue feeds on blood Someday I’ll find you The urge is here Like a mushroom on a tree trunk As a protein transmutates I knock on your skin And i am in » (Virus). La chair se fait minérale « We chisel quartz To reach love (…) Octagon, polygon Pipes up an organ Sonic branches Murmuring drone Crystalizing galaxies Spread out like my fingers. »(Crystalline) ou bien tellurique « I shuffle around The tectonic plates In my chest You know I gave it all Try to match our continents To change seasonal shift To form a mutual core. » (Mutual Core)
Après sa tournée de 2008, en parallèle de son militantisme pour la préservation des ressources naturelles islandaises, Björk perdit sa voix, altérée par le champignon candida. En l’exerçant au bord de la mer, sa puissance vocale revint lentement et elle composa des mélodies adaptées. « En travaillant d’anciennes chansons pour préparer les concerts de Biophilia, j’ai découvert que j’avais retrouvé la même, sinon une plus grande étendue vocale qu’avant. » déclare-t-elle.
Ces épreuves ne semblent donc pas étrangères dans l’harmonisation de l’album s’ouvrant par « Moon » pour s’achever par « Solstice », astre solaire à son apogée dont l’instrumentalisation entre en écho avec le premier titre. Comme la propre expérience de Björk et celles que nous éprouvons dans nos vies, la lumière du Soleil succède éternellement aux cycles de la Lune pour sortir de la nuit et générer un nouveau jour : « Best way to start-a-new Is to fail miserably Fail at loving And fail at giving Fail at creating a flow Then realign the whole And kick into the starthole To risk all is the end all and the beginning all. » (Moon).
L’album s’achève alors par cette maxime : « And then you remember That you are yourself You are a light bearer, a light bearer receiving radiance from others flickering sunrise » (Solstice) comme pour mieux nous faire ressentir notre appartenance chimique et affective à cet univers et la régénérescence éternelle des molécules. Comme le disait déjà Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », Biophilia se fait alors la musique de cette alchimie.