Björk, plus pure sera la flûte

Libération, 26 novembre 2017

Nouvel album de l’Islandaise, « Utopia » dépeint un paradis libéré du pouvoir patriarcal. Une splendeur immersive qui enchante par sa radicalité.

Comment ça sonne, le paradis ? Certains, assez littéraux, estiment que la meilleure manière de se faire une idée est de foncer tout droit aux motets de Bach ou au chœur final de la première partie du Messie de Haendel. D’autres, plus portés sur l’allégorie, préfèrent fouiller autour de pierres angulaires de la musique électronique la plus lumineuse, par exemple les œuvres les plus célestes de la jeunesse d’Aphex Twin. Pour Björk, à 51 ans tout rond, c’est un projet sonique précis  : le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy dans toute sa majesté plastique de cordes distantes, harpe tactile et vents impalpables, perturbé de chants d’oiseaux étranges et lesté de matières électroniques élastiques, comme si l’éden était non seulement l’endroit de la concorde entre le ciel et la terre mais de la nature et de la technologie.

Opulence. L’une des grandes qualités d’artiste de l’Islandaise depuis qu’elle compose ses chansons est sa littéralité, son talent à mettre en forme mots et idées, qui donne à ses projets une grande lisibilité. Avec Utopia, son neuvième album, réalisé main dans la main avec le producteur vénézuélien Alejandro Ghersi, alias Arca, elle entend nous faire percevoir littéralement un paradis qui incarnerait dans l’éther ce qu’elle a d’abord envisagé comme une utopie. Une échappée belle  ? Plutôt une manière de prendre de la hauteur après la plongée mélancolique du maussade et très beau Vulnicura de 2015, et de revenir aux affaires courantes du monde et de la pop – puisqu’elle fait partie des derniers géants de sa génération à ne pas désespérer de pouvoir les changer.

Avant même d’avoir une chanson, Utopia avait d’ailleurs sa bible  : un rêve en roue libre de société idéale, matriarcale, dans lequel l’humanité débarrassée des « Pères » (fondateurs, fouettards…) accède enfin à la sérénité, comme chez Thomas More, sur une île grouillante d’organismes couverts de bouches, orifices et turgescences, comme sur la planète d’Avatar. Et le moins qu’on puisse dire est que le fantasme est communicatif. En tant qu’objet immersif, Utopia est une splendeur de précision et d’opulence dont on rêverait d’entendre une version grand angle, en son 5.1, histoire de voir s’il peut sonner encore plus ample et enveloppant. En Arca, Björk a trouvé un ­collaborateur idéal pour son projet puisque, passé maître dans la transmutation d’une matière sonore en une autre, le Vénézuélien a beaucoup contribué à l’étonnant travail de design sonore qui permet aux timbres, aussi divers qu’ils soient – chœur , bruits bruts de jungle, tuyau harmonique –, de se confondre et se prolonger comme s’ils étaient faits du même bois. La flûte avec laquelle l’artiste pose un peu partout, dans ses clips ou sur la pochette de Jesse Kanda, et qui s’entend d’un bout à l’autre des soixante-dix minutes du disque, est d’ailleurs moins un emblème qu’un fil rouge sonore et poétique  : associé à Pan, l’instrument à vent est presque aussi vieux que l’homo sapiens lui-même.

Errances. Evoquant au Guardian le vague conte qui court derrière les chansons, Björk précisait un préambule à son utopie, dans lequel les femmes volent flûtes et enfants avant de s’échapper de la société qui les oppresse. La flûte, dans Utopia, est tout à la fois le souffle de la liberté et le feu sacré, et l’on se régale de l’entendre ainsi détournée comme un moteur de dissidence (politique) et de liberté (artistique). Alors bien sûr, certains ne goûteront pas l’alternance de suites très opératiques (Body Memory, The Gate) et d’errances, où la chanteuse a moins l’air d’interpréter une chanson que de se balader dans le beau monde aural qu’elle s’est bâti (Tabula Rasa, Blissing Me). Du côté de la pop, on est pourtant catégorique  : on n’avait pas entendu grande entreprise si ambitieuse et accomplie depuis le Blonde de Frank Ocean.

par Olivier Lamm publié dans Libération