iPop Star

L’Express, 14 septembre 2011

Moderne et inventive, l’artiste islandaise se lance un nouveau défi technologique : imaginer et recréer les sons de la nature en dix chansons et dix applications pour tablettes numériques. Un concept décliné sur son nouvel album, Biophilia. De quoi s’agit-il exactement ? Réponse par Björk en personne, rencontrée cet été.

Un sourire pudique d’adolescente bien élevée. Mais une perruque rousse afro de déesse du feu éblouissante. C’est Björk, inclassable, excentrique, anticonformiste, en continuelle redéfinition d’elle-même. La chanteuse islandaise raconte son nouveau disque, Biophilia, une exploration de la matière par les sens et les sons, qu’elle chante d’une voix archaïque, enfantine, éternelle.

Cette pionnière intrépide traduit l’indicible et décode la musique à la fois dans le microscopique -les atomes- et l’infiniment grand -le cosmos. Le disque, qui paraît le 10 octobre, connaît un prolongement en applications pour tablette tactile. Certaines sont déjà disponibles sur iTunes. Un après-midi parisien, son téléphone posé sur la table près d’une tasse de thé, Björk s’exprime lentement, sérieuse, concentrée, habitée. Les gestes, précis, ponctuent des mots choisis.

Comment définissez-vous Biophilia ?

C’est d’abord un disque de dix chansons. C’est aussi un projet éducatif conçu pour iPad et iPhone qui devrait faire comprendre facilement la musique à tous, et notamment aux enfants. Je me suis fondée sur les connexions entre la musique, la nature et la science. Des algorithmes ont été imaginés pour transcrire visuellement les sons que propulsent les éclairs, les cristaux ou l’ADN. Tout ce qui, dans la nature, fonctionne par vagues. Quand un son est produit, il provoque une oscillation. Plus il est fort, plus la courbe monte. D’une certaine façon, c’est de la physique.

Finalement, vous réalisez grâce au multimédia cette école de musique à laquelle vous tenez depuis toujours.

J’ai de la suite dans les idées... Cela fait des années que l’on me demande, comme à beaucoup d’artistes pop, de publier un recueil de tablatures. Ce qui m’est impossible, puisque je ne compose ni à la guitare ni au piano, mais en marchant. J’ai toujours relié la musique à la nature. L’invention de l’écran tactile a été pour moi l’occasion d’appréhender la musique d’une façon ludique et pédagogique. Cela m’a amenée à composer différemment. Pour beaucoup de gens, la musique électronique a la froideur des machines ; les amateurs d’électro ne peuvent pas, comme la génération hippie, se retrouver autour d’un feu et reprendre Dylan en choeur. J’espère que l’on pourra utiliser un téléphone ou une tablette pour jouer et chanter tous ensemble.

Quelles ont été vos influences pour élaborer Biophilia ?

Ma plus grande référence est Oliver Sacks [neurologue, auteur de L’Eveil]. C’est la seule personne que j’ai rencontrée. Le titre du disque est d’ailleurs un clin d’oeil à son livre Musico-philia.

Vous restituez donc dans vos chansons la musique des atomes, des étoiles, du cristal. Est-ce le rôle d’un artiste d’aller chercher ce qui est caché derrière les choses ?

Oui, je crois. Mais je n’aime pas penser que cela soit réservé aux artistes. Pourquoi pas aux cuisiniers ou aux astronautes ? Je connais des femmes au foyer qui sont de meilleures poétesses que moi et font chaque jour l’expérience de la beauté de la vie avec leurs enfants. Qui voient, elles aussi, les choses cachées derrière les choses.
Pour Baudelaire, il faut aller "au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau".

Qu’en pensez-vous, vous qui êtes une avant-gardiste reconnue ?

Oui, oui... Je crois que... Je suis quelqu’un qui prend des risques, qui bouleverse des structures, mais je peux être également très classique. Mes musiciens préférés ne sont pas forcément des pionniers.

A qui pensez-vous ?

Aux joueurs de flamenco, par exemple. C’est une musique qui n’a pas changé depuis des siècles. Ou à Amalia Rodrigues. Ses chansons sont traditionnelles mais, émotionnellement, quelle violence ! Personne ne remarque mon côté conservateur. Je suis pourtant vieux jeu par certains côtés. J’aime l’Islande. J’aime la nature. J’aime ma famille. Et les valeurs de la famille.

Lorsqu’on écoute Biophilia, on imagine que la première femme sur terre devait chanter comme vous...

Je peux échanger pendant des heures sur les concepts et les idées mais je suis incapable de parler de ma propre voix. Elle est trop proche de moi pour que je puisse l’analyser. Merci, je prends cela comme un compliment.

C’est le cas.

Je me souviens d’un épisode de Song of the Earth, une série d’émissions sur l’histoire de la musique que David Attenborough [un chercheur naturaliste] a réalisées pour la BBC. On y voit des singes en train de chanter et on se demande à quel moment les humains ont commencé à faire de la musique. Ce sont des sujets qui m’intéressent.

Quelle différence faites-vous entre un bruit et de la musique ?

Les deux sont liés. La musique, c’est prendre des sons autour de soi et en faire des chansons. A ce moment-là, ce n’est plus du bruit. La musique, c’est donner une envergure poétique à la vie de tous les jours.

Selma, l’héroïne de Dancer in the Dark, que vous avez interprétée, entendait, elle aussi, de la musique dans les machines de son usine...

Oui, c’est vrai. C’est parce que la musique était au coeur du scénario que j’ai accepté de tourner avec Lars von Trier. Quand je me retourne sur ce lointain virage vers le cinéma, je suis contente que la musique du film existe. Et je suis également très fière de mon prix d’interprétation à Cannes. Je retiens de cette expérience que je dois rester focalisée sur ma mission : la musique.

Comment va l’Islande ? Etes-vous optimiste pour l’avenir de votre pays, touché par la faillite du système bancaire ?

Optimiste et pessimiste. La crise économique de 2008 a engendré des choses horribles et d’autres, positives. On travaille tous ensemble pour s’en sortir. C’est passionnant de voir comment une petite société de seulement 320 000 habitants peut faire évoluer les choses rapidement. C’est une situation excitante et très difficile. Je ne suis impliquée dans aucun parti mais je suis investie dans la bataille pour l’environnement. Nous avons travaillé pendant trois ans avec des amis, dont l’écrivaine et philosophe Oddny Eir AEvarsdottir. Notre pétition en ligne pour exiger que le gouvernement ne privatise pas les ressources naturelles a recueilli 47 000 signatures, ce qui représente 25 % des électeurs. Une grande partie de l’Islande s’est mobilisée, mais tout reste coincé dans les méandres de la bureaucratie. Vous me demandiez comment va l’Islande ? La crise bancaire a été dévastatrice. Les gens ont perdu leur maison, leur travail, leur pension. Il reste la colère. Et ça, nous l’avons toujours en nous.

Vous évoquiez l’écologie. Le monde actuel ne devrait-il pas s’inspirer du cosmos, où les planètes cohabitent en harmonie dans le chaos ?

Mais oui ! Hier soir, j’ai vu The Tree of Life, le magnifique film de Terrence Malick. Il utilise des images du télescope Hubble qui, moi aussi, m’inspirent beaucoup. Voir la pollution de la terre sur un grand écran est un choc. Si notre planète s’autodétruit, la vie continuera dans le cosmos. Je crois pourtant que la technique et la nature peuvent fonctionner ensemble, communiquer, collaborer. Je ne dis pas qu’il faut retourner à la nature mais que l’on doit aller au-devant d’elle et se réunifier.

Il y a la Björk publique des photos et des clips. Et la Björk intime. Racontez-nous une de vos journées types ?

Il n’y en a pas. En tournée, je suis un vrai cheval de course, je protège ma voix, je pratique des exercices vocaux. Quand je compose, je suis en immersion dans la nature. En période de promotion, c’est encore différent. En général, je reste très branchée famille et amis. J’aime passer des soirées sympas, faire la fête, boire un bon verre de vin, écouter de la bonne musique. Toujours mon côté classique.

Avez-vous tourné définitivement la page du cinéma ?

J’ai eu, au siècle dernier, une aventure extramusicale. Aujourd’hui, je suis rentrée à la maison.

Une version brute de Biophilia a été imaginée par Björk et des ingénieurs, designers et scientifiques pour iPad et iPhone. Les dix chansons seront disponibles sur iTunes au fil des semaines sous la forme de dix applications regroupées dans une galaxie en 3D - certaines sont déjà téléchargeables. Chacune des dix applications forme une planète indépendante à la thématique propre, propose jeux interactifs, textes, images, et donne la possibilité de changer la structure du morceau. Cette aventure numérique connaît un prolongement sur scène, où Björk présente Biophilia en live dans des espaces et musées où elle reste en résidence trois semaines durant. Parallèlement au spectacle, on pourra visiter une installation interactive et découvrir des instruments de musique novateurs utilisés pour son show : harpe de 3 mètres de longueur, pendule musicale, orgue d’église transformé en clavier midi, etc. Une façon, pour la chanteuse, de s’échapper de la musique académique. Son passage à Paris est prévu au printemps 2012.

publié dans L’Express