Bienvenue à Biophilia

Vibrations, 1er octobre 2011

Trois ans après Volta, la nymphe islandaise enfante un nouveau monde, naturellement high-tech

Le corps de sa matière sonore est souvent pétri de terre, d’eau et de feu. Des morceaux comme « Nature ls Ancient » ou « Sun ln My Mouth » en témoignent. Depuis son adolescence, Björk compose ses chansons en arpentant les plaines de Thorsmörket ou en se baignant dans les sources chaudes qui jaillissent des vallées de Landmanalauggar. Elle aime en parler : « J’ai grandi à Reykjavik, cette petite capitale entourée par les montagnes et l’océan. On y vit au rythme des éruptions et des tremblements de terre. En Islande, ma génération défend l’idée que l’homme est marié avec la nature et qu’il faut que ce mariage fonctionne bien. avec amour et harmonie. » Si elle vit la moitié de l’année à Brooklyn, elle s’engage encore sur son île pour défendre quelques nobles valeurs, à commencer par le refus de privatiser les installations géothermiques. Elle a reçu la visite et le soutien d’Eva Joly, avec qui elle a récemment posé pour les photographes en Islande. Tout cela n’est pas sans rapport avec la création de Biophilia.

En 2008, on l’avait laissée aphone, avec des nodules sur les cordes vocales suite à la tournée (trop) éprouvante de l’album Volta. « C’était une période de changement : mon contrat avec mon label se terminait, et j’en ai profité pour redéfinir mon rapport à la composition. J’étais obsédée par les écrans digitaux, car pendant la tournée j’avais adoré diriger les concerts avec mon Lémur (un écran tactile, ndlr). Je ne joue pas de guitare ou de piano, donc j’ai toujours composé ma musique en marchant, au rythme de mes pas. Je suis passée de cette méthode au touché d’écran car cela m’inspirait. J’ai donc écrit de nouvelles chansons ainsi, pendant un an. Je voulais ensuite utiliser un des nombreux immeubles vides que le crash boursier nous a laissés dans le centre-ville de Reykjavik pour ouvrir une école interactive de musicologie. Mais ce n’était pas évident de lever les financements. Même mon manager n’y croyait pas du tout, il a démissionné car il trouvait cela trop utopique. Finalement. quand l’iPad est sorti, je me suis dit que je n’étais pas si folle. Avec mon assistant et mes deux autres managers, nous avons dû investir notre argent personnel, ça m’a rappelé mes années punk, c’était rafraîchissant. Et puis tout s’est mis en place petit à petit : j’ai gagné un prix musical en Islande qui m’a permis de financer la fabrication des instruments, et nous avons rencontré les concepteurs d’Apple de façon à ce que mon centre de musicologie ne soit pas seulement réservé aux enfants de Reykjavik, mais ouvert à tous sur internet. »

La dynamite d’Omar Souleyman
Depuis l’été dernier donc, les utilisateurs d’iPhone et d’iPad peuvent s’offrir ses applications contenant un titre du nouvel album, un petit jeu vidéo au graphisme rétro, un essai scientifique didactique en rapport avec les paroles de la chanson et un logiciel permettant de modifier la mélodie, de la recomposer et d’entendre Björk chanter sur son petit remix. Si cette harpe pendulaire haute de trois mètres et les autres instruments faramineux qu’ingénieurs et ébénistes ont fabriqués spécialement pour le spectacle Biophilia impressionnent forcément la démiurge islandaise a pourtant construit son nouveau monde à partir d’un principe extrêmement simple : la musique doit rester un métier d’artisan. Et la machine n’est qu’un outil. « Je crois qu’il y a toujours eu un dilemme pour les compositeurs de musique électronique : on leur reprochait que leurs beats n’étaient pas assez organiques, trop froids. Maintenant, tout cela est connecté avec la nature. À nouveau. Je peux faire couler du liquide sous l’écran et composer une mélodie avec des sons d’eau. Pareil avec du bois ou du cristal. » Sa démarche et toute cette galaxie interactive s’inscrivent en parfaite adéquation avec ses postures politiques écolo. Mais d’un point de vue strictement musical, la première écoute du disque est sans doute moins surprenante que la chanteuse le souhaitait. Elle a d’ailleurs repoussé sa date de sortie pour le peaufiner, suite à l’accueil mitigé des premiers singles. Dommage également que l’accès à Biophilia ne soit réservé qu’à l’élite de la population mondiale, celle qui boit son café le matin en lisant le journal en ligne sur sa tablette numérique. Björk n’est pas d’accord : « En Inde, ils font déjà des téléphones tactiles à des prix dérisoires. Et en Afrique, toute la jeunesse communique par SMS. Les gens n’ont parfois pas de maison décente, mais ils ont un portable. » On l’aime toujours en muse pop perchée mais, sur ce point l’Islandaise et son iPad semblent déconnectés. Elle reste pourtant très branchée et a sollicité Omar Souleyman pour dynamiter quelques remix, dont celui du premier single. Elle s’emporte d’enthousiasme à son sujet : « Ces vidéos sur youtube sont désopilantes, si rurales et tellement modernes à la fois. Seul le net peut créer ce genre de buzz spontané sur des mariages en Syrie mal filmés, avec un son brut. C’est le meilleur exemple de ren contre entre le local et le global, et ça tue ! Leurs synthés sont trop kitch, les beats sont tarés, et tout ce succès international n’est même pas prémédité, c’est vraiment dingue ! » Le terrible remix de « Crystalline » s’écoute en boucle, on ne s’en lasse pas. Et on attend avec impatience d’apprécier sur scène sa grande fanfare écolo-high-tech pour se laisser emporter définitivement ou non, dans l’univers de Biophilia.

par David Commeillas publié dans Vibrations