Drawing Restraint 9 : la fantasmagorie shinto au service des corps mutants

Le Monde, 28 mars 2006

Rien ne ressemble plus à un film de Matthew Barney qu’un nouveau film de Matthew Barney. On ne peut pas reprocher à l’artiste de manquer d’imagination, de ne pas intégralement réinventer chaque fois des mondes nouveaux, autonomes, fabuleusement riches. Mais il y a une façon de faire si particulière, une manière de construire les récits, presque sans dialogue, de dérouler les (rares) actions dans la continuité, qui à force de se répéter se sont imposées comme une marque de fabrique.

Chorégraphiant brillamment d’extravagants ballets de corps, d’objets et de sculptures insolites, de costumes sophistiqués, il bâtit chaque fois une nouvelle mythologie où la technologie de pointe dialogue avec des paysages naturels vierges, des symboles issus de cultures archaïques, des matières organiques étranges... Construits par hybridation de systèmes de références hétérogènes, ces univers formels parfaitement cohérents mettent à la disposition des spectateurs les clés d’une énigme ouverte, l’invitant à s’inventer sa propre histoire plus qu’à comprendre celle proposée par l’auteur.

Ici, l’artiste nous invite au Japon, dans une fantasmagorie nourrie de l’imaginaire shinto. Clé de voûte de l’édifice : la baleine. Source de vie pour la viande qu’il prodigue, ce monstre marin est ici chargé de sens, tant symbolique que politique (la pêche à la baleine faisant actuellement l’objet d’un moratoire international, et en ayant fait l’objet d’un autre, spécifiquement imposé au Japon après la guerre). Toutes sortes d’objets épousent sa forme, donnant son rythme à l’œuvre, raccordant les scènes entre elles, assurant l’harmonie du tout.

Dialogue entre les cultures

L’action se passe à bord d’un baleinier, le Nisshin-Maru, dont le départ en mer est célébré, au début du film, par une grande fête dans la baie de Nagasaki. Pendant que le pont du bateau s’anime autour d’un gigantesque moule dans lequel se dévide un drôle de liquide jaunâtre, des centaines de danseurs investissent les rues du port dans une chorégraphie grandiose.

Une fois à flot, le Nisshin-Maru est rejoint par deux "invités" étrangers, Björk et Matthew Barney, lesquels sont soumis, chacun de leur côté d’abord, puis ensemble, à des rituels empruntant aux coutumes shinto. Vêtus et coiffés comme des demi-dieux, le couple se retrouve finalement seul dans une petite pièce qui se remplit progressivement de l’étrange liquide épais, et opère alors, tout en s’unissant charnellement, une mutation qui le fait évoluer vers une forme nouvelle, mi-humaine... mi-baleine.

Mis en musique par Björk, qui mêle les sons d’instruments japonais anciens, d’instruments occidentaux, de bruitages électroniques et, ponctuellement, de voix (la sienne et d’autres), ce spectacle bizarre est aussi sophistiqué sur le plan visuel que sonore. Tout en appelant au dialogue entre les cultures, à leur hybridation, il fait l’apologie de corps mutants à la plastique parfaite qui ont, comme toujours chez Barney, quelque chose d’au minimum dérangeant, et qui peut aisément sembler glaçant, voire terrifiant.

Si l’aspect spectaculaire des mises en scène, l’éventuelle participation de stars (Björk ici, Ursula Andress dans Cremaster 5, la mannequin Helena Christensen dans The March of the Anal Sadistic Warrior...) évoquent l’esthétique hollywoodienne, la maigreur du récit, sa construction en temps quasiment réel font plus penser aux partis pris radicaux du cinéma expérimental. Est-ce du cinéma ou non, la question fait débat depuis que l’artiste et sa galeriste Barbara Gladstone ont décidé de concert, en 1996, de diffuser Cremaster 5, puis les autres vidéos de l’artiste, dans des salles de cinéma. Et elle se posera sans doute encore longtemps. En tout état de cause, mieux vaut adopter, pour en jouir pleinement, l’attitude d’un auditeur de concert les yeux grands ouverts que celle d’un spectateur en attente d’un récit aux enjeux existentiels, ou tout du moins humains.

par Isabelle Regnier publié dans Le Monde